samedi, février 17, 2007

La figure androgyne dans la culture rock: Représentation et Idéalisation d'une Subjectivité Queer (2006, par Cédric Jamet)

Introduction
Dès les premières aventures avec la censure du jeune Elvis Presley au « Ed Sullivan Show » à l'érotisme débridé de certaines vidéos de Marilyn Manson ou Madonna, le monde du rock a su participer à nombre de débats de société. L'évolution de notre perception du tolérable en matière de performance identitaire, les tensions entre un discours normatif et des possibilités d'identifications qui en sont exclues y sont reflétées. La figure de l'androgyne exemplifie de manière intéressante ce type de posture dont la thématisation permet d'interroger les limites des discours normatifs. Je m'appuierai sur les oeuvres de David Bowie (particulièrement The Rise and Fall of Ziggy Stardust, 1972), de Marilyn Manson (Mechanical Animals, 1998) et enfin d'Antony Hegarty (I Am a Bird Now, 2005) pour examiner comment une critique des normes régissant l'existence d'un être en société s'articule autour de la thématique de l'androgynie. Je me référerai également aux réflexions théoriques de Judith Butler quant à ces tensions productives entre ce qui constitue la norme en matière de comportement social et ce qui en est exclu afin justement de la constituer comme norme: tensions entre un centre et une marge: entre humain et inhumain.

Quelques éléments de contexte
David Bowie se révèle dans une période particulière de charnière entre deux générations, marquée par une désillusion profonde vis-à-vis du mouvement hippie. Le progressisme (libération sexuelle, revendications des minorités raciales et sexuelles, opposition à la guerre du Viêt-Nam) semble s'essoufler pour s'enfoncer dans un hédonisme drogué et désolidarisé des nouveaux problèmes qui se posent à la jeunesse: une nouvelle génération qui cherche sa place dans le paysage culturel, avec le sentiment d'être en retard sur ce train d'optimisme des années soixante. Le contexte social ne pousse pas non plus à l'enthousiasme: à la fin de la prospérité économique qui régnait depuis les années d'après-guerre, la société britannique connaît un regain de conservatisme, repoussoir à cette jeunesse en quête de nouvelles valeurs. Peu de place est laissée pour l'expérimentation identitaire: la culture parentale, l'autorité policière ou éducative tend à vouloir étiqueter comme trouble à l'ordre public toute sortie du rang au nom de l'affirmation d'une différence. Le mouvement punk couve déjà dans ces années, et explosera à partir des années 1975-1976.
C'est dans ce contexte qu'un David Bowie va explorer et populariser de nouvelles formes culturelles, inspirées notamment de la subculture gay qui s'affirme dans le sillage de la libération sexuelle et des discours féministes, tout en restant majoritairement frappée d'ostracisme. Même si des discours de revendication pour les droits des communautés homosexuelles commencent à se cristalliser, David Bowie reste l'une des premières stars de la pop à révéler sa bisexualité: un geste qui, pour un artiste établi, aurait été synonyme de suicide commercial. Lui, depuis son statut d'artiste émergent, entrevoit plutôt les retombées potentielles d'une performance hors-normes sur une jeunesse en mal de repères, et l'intérêt commercial qu'il peut donc y avoir à explorer cet espace de subversion que représente alors la bisexualité et l'ambivalence du genre, là où toutes les autorités attendent d'un sujet qu'il se conforme au rôle qui lui échoit de par son sexe biologique et qu'il s'épanouisse dans un cadre hétérosexuel. Si la suite a prouvé qu'il s'agissait pour Bowie d'une stratégie avant tout commerciale et artistique, il n'en reste pas moins qu'il a marqué durablement des générations d'adolescents qui ont trouvé à travers lui l'inspiration pour affirmer leur originalité.
Marilyn Manson évolue dans ce sillage, en particulier dans son album Mechanical Animals (1998). L'Américain se révèle au début des années 90 avec un rock extrême, médium idéal pour sa violente diatribe contre la société qui l'a produit: classe moyenne américaine, provinciale, entassée dans les banlieues suburbaines, électorat de la droite conservatrice et ultrareligieuse américaine. Une société promouvant un idéal de bonheur, de liberté, de prospérité pour tous, mais qui prétend y arriver au moyen de la répression de toute forme d'originalité et de différence. La performance androgyne de Manson s'inscrit dans une logique d'opposition à cette idéologie, contre-pied des canons et modèles sociétaux, éducatifs, médiatiques en matière de performance identitaire et de mode de pensée: elle met en scène un rêve américain ayant viré au cauchemar, où images et médias de masse ont acquis un pouvoir colossal qui aliène des millions d'Américains, détourne leur regard des problèmes de leur environnement et les confine dans une idéologie à la fois frileuse envers la différence et agressivement consumériste. Une critique immanente de la société du spectacle, puisque Marilyn Manson est en effet avant tout un produit qui vit, respire, existe par les médias, et s'assume en tant que tel, et c'est sans doute là que réside la similitude la plus frappante avec le Bowie des années Ziggy Stardust: l'exploitation du pouvoir des médias de masse pour faire exister un modèle de subjectivité qui va complètement à l'encontre de celui idéalisé par la société qui le crée.
Je terminerai maintenant ce travail de contextualisation en évoquant Antony Hegarty, qui, adolescent, fut marqué par des personnalités comme David Bowie ou Boy George, dont la stature publique signalait une réussite à contre-courant des attentes de la société en matière de performance identitaire, dominées par l'idéologie hétérosexuelle et les conceptions traditionnelles du genre. Quand Hegarty débarque à New York dans les années 90, la communauté gay est décimée par le SIDA: le climat est à la peur et au deuil, mais également propice à des revendications accrues par les communautés gays et lesbiennes, dans la mouvance de l'activisme anti-SIDA d'organisations comme Act Up. Des théoriciennes comme Judith Butler ou Eve Kossofsky Sedgwick combinent les avancées de la théorie féministe avec les réflexions théoriques de Michel Foucault, Jacques Derrida, Jacques Lacan notamment; allient activisme politique et réflexion théorique pour interroger nos rapports à la norme en matière de genre, de race, de sexualité; placent au centre de leur réflexion sur l'humain la question du statut de minorités amputées de droits naturellement octroyés à qui reproduit le modèle hétérosexuel: transsexuels, hermaphrodites, etc.; et assujetties à une violence symbolique et physique de la part de l'appareil social. C'est au cours de ces années qu'Antony Hegarty commence donc à monter ses propres performances, théâtre étrange incluant la participation de transsexuels, d'hermaphrodites, de drag-queens, tous non-professionnels ayant en commun ce statut problématique quant à leur représentation dans la sphère publique.

Petit historique de l'androgynie
Le terme d'androgynie, souvent utilisé à tort et à travers, regroupe autour de lui une constellation de connotations et de définitions (LIBIS 1980: Introduction). On le retrouve fréquemment accolé à l'hermaphrodisme et à la bisexualité, associé à l'idée d'une ambivalence. L'androgyne, comme l'hermaphrodite, présente des caractéristiques des deux sexes, sans en rendre aucun des deux évident. Mais là où le premier allie les caractéristiques morphologiques mâle et femelle, l'androgyne évoque davantage une absence neutralisante qui en fait un être antérieur à la différenciation. L'androgyne apparaît souvent lié à une nature divine (hypersexualité) ou à la condition paradisiaque de l'homme (LIBIS 1980: 27). On le retrouve également accolé à l'angélisme, à l'enfance (asexualité). On retrouve ces deux aspects chez les artistes étudiés: Ziggy Stardust déclenche l'éveil sexuel de tous ceux qui croisent son chemin, hommes ou femmes (BOWIE 1972: « Lady Stardust »); tandis qu'Antony thématise une androgynie d'où la libido est occultée. Marilyn Manson, dans Mechanical Animals, met en scène un être asexuel, extraterrestre, apparemment exempt de tout désir sexuel mais objet d'un désir paradoxal: entre répulsion et fascination également morbides.
L'androgyne et l'hermaphrodite, lorsqu'associés à un passé ou à un futur idéalisé, sont investis d'une nature supérieure, quasi-divine, mais sont violemment réprimés lorsqu'ils se matérialisent (LIBIS 1980: 171): dans l'antiquité, androgynes et hermaphrodites, symptômes d'une colère des dieux provoquée par des comportements immoraux (débauches sexuelles, etc.), étaient exclus de la cité. Il apparaît donc que la résolution aberrante du dimorphisme sexuel n'est la bienvenue que du moment où elle reste à une distance respectable du réel: faute de quoi elle constitue une erreur, voire une menace et doit être réprimée, donnant à une violence symbolique (exclusion du champ du discours), voire réelle (assassinat, harcèlement moral et physique). Michel Foucault, dans la préface de son édition des journaux d'Herculine Barbin (FOUCAULT 2004: 643), né hermaphrodite au dix-neuvième siècle, écrivait:
« on trouve à l'état diffus, non seulement dans la psychiatrie, la psychanalyse, la psychologie, mais aussi dans l'opinion courante, l'idée qu'entre sexe et vérité il existe des relations complexes, obscures et essentielles. On continue à croire que certaines d'entre elles insultent à « la vérité » [...] On est disposé à admettre que ce n'est pas une atteinte grave à l'ordre établi; mais on est assez prêt à croire qu'il y a là quelque chose comme « une erreur »
Le binarisme des sexes apparaît en effet comme la donnée fondamentale sur laquelle est censée reposer une sorte de degré zéro de l'identité dans un discours normatif reposant sur l'hétérosexualité . L'identité d'un individu s'établit en premier lieu dans le regard de l'autre, dans la validation d'une masculinité ou d'une féminité sans ambiguité. Toute possibilité évoquant une déstabilisation de ce binarisme, ou une non-conformité entre sexe biologique et genre, comme dans le cas de l'hermaphrodisme ou de l'androgynie, ne saurait exister dans ce discours...

Une stylistique de l'androgynie
La thématisation de l'androgynie dans chacun des « textes » choisis laisse entrevoir quelques-uns de ces problèmes liés à l'androgynie... Dans The Rise and Fall of Ziggy Stardust (1972), David Bowie se met en scène comme imitation du personnage de Ziggy Stardust. Un dédoublement est déjà à l'oeuvre, dans la mesure où Bowie assume à la fois la position du héros et de narrateur de son histoire météoritique. Ziggy est décrit dans la chanson « Lady Stardust »:
« People stared at the makeup on his face / Laughed at his long black hair, his animal grace / The boy in the bright blue jeans / Jumped up on the stage / And Lady Stardust sang his songs / Of darkness and disgrace »
L'extravagance frappante du personnage suscite le rire, l'incompréhension, mais aussi une certaine fascination. Les caractéristiques androgynes sont au premier plan de cette description: maquillage, cheveux longs, ainsi qu'une grâce animale, qui contribuent à nous laisser l'impression d'un héros que les critères d'identification « normaux » ne suffisent pas à définir. Ni homme ni femme, le personnage apparaît comme une figure dans laquelle les deux s'enchevêtrent. Ziggy relève d'un entre-deux: entre homme et femme, entre dehors et dedans, entre candeur et potentiel destructeur. La personnalité scénique de David Bowie vient par la suite actualiser cette description. L'Anglais figure parmi les premières stars du rock à faire un usage spectaculaire et théâtral du maquillage: paupières noires sous des sourcils épilés, lèvres rouges, visage glabre poudré dans les tons rouge-orangé. Son corps long et mince, moulé dans des vêtements très ajustés, sa célèbre coiffure orange évoquent l'ambivalence sexuelle et une étrangeté rehaussée par son fameux regard bicolore. En concert, sa démarche féline, en dépit de talons hauts, et les multiples changements de tenue participent de cette performance esthétique de l'androgynie. Les spectacles de Bowie laissent suggérer une attention réglée dans les moindres détails vers un style sexuellement ambivalent qui rompt avec toute l'esthétique du rock contemporain telle qu'incarnée par exemple par les musiciens de Led Zeppelin.
De la même manière l'androgynie se laisse distinguer à plusieurs niveaux dans l'oeuvre de Marilyn Manson. On pense tout d'abord à ses concerts, dans un style réminiscent de l'iconographie sado-masochiste et de l'imagerie du mouvement néo-gothique apparu dans les années 80 autour de groupes comme Siouxsie and the Banshees, Christian Death ou the Cure, dont l'image apparaissait déjà comme participant de leur démarche esthétique: maquillage et cheveux longs pour les deux sexes, vêtements et cheveux sombres, visages très pâles, goût pour la période romantique, le gothisme, le dandysme du XIXe siècle, avec, toujours, cette androgynie revendiquée par garçons et filles. Un style que se réapproprie Marilyn Manson, en le poussant vers ses extrêmes, particulièrement dans ses concerts: ainsi, sur le plan de l'image, maquillage, lentilles décolorées, corset et porte-jarretelles, sourcils rasés, gestuelle souvent désarticulée, la voix... concourent à créer une créature hors-norme, hors-genre, hors-sexe, incarnation de tout ce que peut abhorrer l'amérique blanche et bigote, cible de la stance critique.
L'objet-disque est également révélateur de cette volonté de subvertir les règles de présentation du genre. Pour Mechanical Animals (1999), Manson s'inspire de la science-fiction et se présente sous les traits d'une créature asexuée, lissée, incolore: image d'une inquiétante intensité où la seule touche de couleur est le rouge des cheveux et des yeux. L'album est d'emblée placé sous le signe de l'androgynie, hanté en toile de fond par le thème de l'enfance, à travers les dessins du livret de certains textes (« I want to disappear », « I don't like the drugs ») évocateurs d'un imaginaire d'un avant la différence. Ce personnage incarné par Manson apparaît dans The Dope Show (HUNTER 1998), nu dans un paysage désertique. La lumière est blafarde, les tons gris dominent l'image: impossible de savoir si la scène a lieu le jour ou la nuit. Tout dans cette image ramène à l'étrangeté de cet être asexué, pure surface: corps lisse, maigre, qui avance d'un pas bancal, semblant à chaque instant frôler la chute: inadaptation du personnage à ce lieu où il semble arriver de nulle part. Dans la suite du clip on comprend qu'il se rapporte à l'extra-terrestre tombé à Roswell en 1947: comme pour Ziggy Stardust, le sujet n'est pas de notre monde. L'androgyne débarqué sur Terre ne peut être qu'une sorte de figure intermédiaire, entre notre monde et cet ailleurs qui nous est radicalement étranger.
Une autre image de l'androgynie nous est proposée avec les disques d'Antony Hegarty: le premier album (Antony & the Johnsons, 2000) nous installe d'emblée dans une imagerie inspirée de ses performances dans les clubs gay new-yorkais. La photo de couverture représente le chanteur habillé d'une robe transparente et de sous-vêtements féminins, créature étrange sur fond bleu. Le crâne rasé, le corps intégralement blanc, yeux et lèvres maquillés, il regarde devant lui avec l'oeil vide d'un mannequin de cire. Comme chez David Bowie, comme chez Manson, la présence androgyne est entourée d'une aura d'irréalité, semble détachée du monde connu.
La performance androgyne apparaît donc centrée autour de la question du style, et du jeu avec les apparences physiques. Habillement, gestuelle, maquillage, sont mobilisés afin de placer le spectateur dans un espace troublant, où les indices qui normalement permettent l'identification au premier coup d'oeil semblent assumer une fonction autre: imitation-parodie déstabilisant ce réflexe embrassant d'attribution du genre. On assiste ici à la performance d'une idéalisation d'être androgyne: théâtralisation qui est, à la manière du phénomène drag et de la parodie telle que la décrit Butler, imitation d'un modèle inexistant. Imitation qui dévoile et reflète au bout du compte la structure imitative à partir de laquelle s'établit la performance quotidienne du genre normatif, réitération perpétuelle d'une norme qui ne se crée que par cette répétition (BUTLER 1993: 125).

Un sujet intermédiaire
L'androgynie s'oppose donc à une conception normative d'un genre univoque en définissant une sorte de subjectivité entre-deux. Dans I Am a Bird Now (2005), Antony Hegarty thématise cet espace intermédiaire en plaçant l'accent sur une dimension dynamique, temporelle où l'androgynie se lit comme un moment de transition vers un état désiré, de la masculinité vers un idéal féminin. Le morceau « For Today I Am a Boy » exemplifie significativement cette conception fluide du genre et de l'identité:
« One day I'll grow up, I'll be a beautiful woman / One day I'll grow up, I'll be a beautiful girl / One day I'll grow up, I'll feel the power in me / One day I'll grow up, of this I'm sure / One day I'll grow up, I know whom within me / One day I'll grow up, feel it full and pure / But for today I am a child, for today I am a boy. »
Chantés d'une voix dont le timbre même semble osciller entre masculin et féminin, ces mots viennent suggérer une transformation à venir, transition nécessaire afin d'arriver à une forme d'accord avec une fémininité intérieure: désir d'être autre. La masculinité comme l'androgynie ne peuvent être perçues que comme des états transitoires. L'androgynie est une suspension problématique, entre-deux dont l'album se voudrait la photographie: non plus position investie de désir, mais plutôt un état travaillant à sa propre dissolution.
L'ambiguité est embrassée par Marilyn Manson, en tant que part refoulée du soi, ou comme contre-pied de la performance « reconnue » et validée par l'environnement social. Mechanical Animals (1998) vient mettre cela en relief dans le morceau « Dissociative »: flottant entre terre et espace, le protagoniste apparaît dans une position intermédiaire entre d'un côté un monde auquel il est rattaché mais qui le mène à la destruction; et de l'autre un espace où la liberté promise signifie également la dissolution. Impossible dès lors de s'abstraire complètement du monde sans disparaître complètement. Mechanical Animals met en scène la difficulté de s'installer dans cet entre-deux, de construire une identité dans cet espace intermédaire, quand les deux pôles potentiels d'identification (soit le « tout dehors, c'est-à-dire l'espace, soit le « tout-dedans », c'est-à-dire la terre) semblent également effrayants, voire meurtriers...

Androgynie et voix du dehors
La figure de l'androgyne en vient à rappeler le sujet butlérien, s'installant dans la multiplicité et échappant à l'emprise des identifications et catégorisations univoques (BUTLER 1996: 181). Une conception de l'identité résumée dans le morceau « I want to disappear », extrait de Mechanical Animals: « I'm a million different things / And not one you know ». A la fossilisation d'un binarisme sexuel, l'androgyne oppose une forme de court-circuit: un corps déterritorialisé, échappant à la norme, aux interpellations, et qui en devient espace transgressif. S'intéresser à la figure de l'androgyne, c'est donc investir un dehors, une certaine voix de l'anormal, de l'inhumain, lieu d'où peut s'articuler une critique immanente de la norme.
Dans la chanson « Starman », David Bowie présente explicitement Ziggy comme une créature d'un autre monde. La contestation de l'ordre établi s'installe donc dans une extériorité: autre monde, où les règles de celui-ci n'ont pas cours. Cette critique trouve ensuite son écho chez une jeunesse en attente d'une ouverture vers la liberté que leur refuse un discours normatif adulte, fermé et répressif (« Don't tell your poppa or he'll get us locked up in fright »). Le discours de Ziggy vient donc interrompre l'ennui du narrateur en détournant les canaux normaux de ce discours dominant: par le biais d'un piratage radiophonique:
« Didn't know what time it was and the lights were low / I leaned back on my radio / Some cat was layin' down some rock 'n' roll 'lotta soul, he said / Then the loud sound did seem to fade / Came back like a slow voice on a wave of phase / That weren't no D.J. that was hazy cosmic jive » (BOWIE 1972: « Starman »).
Idée d'un dehors qui revient hanter le dedans par ses marges, pour perturber avec ses propres outils la reproduction du modèle imposé par le discours dominant; et qui vient faire écho au modèle théorique développé par Judith Butler pour déconstruire les rapports complexes entre un discours normatif et ce qui en est exclu. Butler définit la norme comme produit d'une construction délimitant un domaine d'intelligibilité (BUTLER 1993: 8): la définition de l'humain a lieu en écartant un certain nombre d'identifications potentielles, auxquelles est refusée la représentation dans le discours. Postures indicibles, inarticulables, et par conséquent invivables, mais qui, du fait que l'humain se constitue précisément à travers leur exclusion, le conditionnent. La norme est donc hantée par ce qu'elle abjecte, et qui perpétuellement la déstabilise:
« The abject designates precisely those « unlivable » and « uninhabitable » zones of social life which are nevertheless densely populated by those who do not enjoy the status of the subject but whose living under the sign of the « unlivable » is required to circumscribe the domain of the subject. [...] the subject is constituted through the force of exclusion & abjection, one which produces a constitutive outside to the subject, an abjected outside, which is, after all, « inside » the subject as its own founding repudiation. » (BUTLER 1993: 3)
Ce concept d'abject développé ici par Butler peut éclairer notre essai de théorisation de l'androgynie: en effet, du fait qu'elle vient contester le binarisme masculin/féminin qui incarne la norme en matière de genre, l'androgynie incarne un danger, et à ce titre devient une de ces possibilités exclues, refoulées vers les lieux invivables, marginaux du socius. De là, l'androgynie abjectée hante le discours de la norme binaire, sa représentation par David Bowie ou Marilyn Manson correspondant à la réémergence d'une voix de l'abject, espace privilégié d'une critique des normes.
Arrêtons-nous encore une fois sur cette caractérisation du sujet androgyne chez Manson. Ainsi dans « Organ Grinder » (MANSON 1994):
« I hate what I have become to escape what I hated being / calliopenis envy from your daddy / You're not gonna hear what he don't want to hear / What I say disgusts him / He wants to be me and that scares him / [...] I am your son / Your dad / Your fag / I am your fad »
Le sujet monstrueux suscite le dégoût du père, qui incarne les valeurs auxquelles il s'oppose, celles de cette idéologie de la frange la plus conservative de la sociéte américaine et des discours dominants véhiculés par les médias de masse. Dans « Irresponsible Hate Anthem » (MANSON 1996), le « je » se donne également à lire comme celui à travers s'incarne le refus de se conformer au rôle prescrit à l'individu par son environnement social: « i am who will not be himself »... Idée d'une volte-face vis-à-vis des attentes auxquelles celui-ci est censé répondre en échange de la reconnaissance de ses pairs « humains ». On distingue dans ces mots l'impossibilité de se reconnaître dans un rôle assigné: d'où découle la nécessité d'échapper à ces normes, distanciation qui ouvre la porte à une critique des termes régulant l'acceptabilité de certains modes d'existence. A la fois fils, père, fag, l'être du dehors créé par Manson s'installe dans une ubiquité. Investissant dans un même mouvement toutes ces positions du champ social, il reste insaisissable, imperméable à toute signification fixée: voix de l'abject, travaillant à déstabiliser ces discours qui confinent le sujet dans un éventail d'identifications fermé à la différence. Avec, au bout de cette déstabilisation, la reconnaissance de la validité de nouvelles possibilités d'existence, et l'élargissement subséquente des normes.

La voix de la norme
Le discours normatif s'incarne de différentes manières selon les extraits choisis. On a déjà évoqué cette voix du père, qui apparaît régulièrement et dont le discours répète les valeurs sur lesquelles peut se baser une existence « acceptable », rejetant toute « antisocialité » comme un ennemi duquel dont il importe d'être protégé: d'où l'exclusion nécessaire du sujet androgyne (voir BOWIE 1972: « Starman »; MANSON 1994: « Organ Grinder »). Marilyn Manson fait aussi fréquemment assumer par une autorité anonyme cette puissance coercitive et hostile de la norme: on retrouve cela dans les vidéoclips réalisés à partir de Mechanical Animals. Ainsi dans « I Don't Like the Drugs », où un Manson traînant une croix faite de télévisions empilées est poursuivi par une troupe de policiers sans tête, ou dans The Dope Show, où l'extraterrestre androgyne est capturé par des êtres entièrement habillés de blanc (en parfaite résonnance avec l'aseptisation de l'image), qui lui font ensuite subir une batterie de tests cliniques. Cette autorité sans visage nous ramène à l'idée d'une norme qui est elle-même anonyme et impossible à isoler en tant que telle: une idéalisation insaisissable, qui n'existe que du fait de sa permanente répétition dans le discours.


Désir et androgynie
Jean Libis présente l'androgyne mythique comme le noeud d'une double logique désirante, tour à tour positive et négative (LIBIS 1980: 26). Dans le premier cas, l'androgynie va dans le sens d'une élévation personnelle: c'est-à-dire qu'elle est considérée comme un atout, un état qui est donc investi de désir manifestant une supériorité. Dans le second cas, l'androgynie est privation, amputation, et apparaît comme un état à éviter, un manque synonyme cette fois d'infériorité.
Comment retrouve-t-on cette double logique dans les oeuvres sur lesquelles nous nous sommes jusqu'ici penchés? L'androgynie apparaît comme enjeu d'une logique désirante positive quand elle est mise en scène comme force de transformation. L'androgyne venu de l'extérieur vient extraire d'un environnement castrateur l'individu engagé dans une quête de soi et l'ouvrir à un éventail de possibilités cachées ou réprouvées par les figures d'autorité. Désir centrifuge, qui apparaît, par exemple, dans Ziggy Stardust, où Ziggy semble incarner un non-conformisme libérateur, qui devient une position désirée pour une jeunesse qui s'ennuie dans le moule de la culture parentale.
Malgré tout, cet élan transformateur thématisé par Bowie reste dans les limites d'une révolte socialement acceptable: plus de masculinité chez les garçons, plus de féminité chez les filles (voir « Lady Stardust »). Il n'y a pas de poussée vers l'androgynie, la dichotomie des genres n'est nullement perturbée: la transgression de Ziggy, si elle fait ressortir en ceux qui l'entendent et le voient des potentialités jusque-là réprimées, ne les pousse pas à faire voler la norme en éclats. Certes Bowie fait d'un être androgyne une figure héroïque qui fait souffler un vent de changement, mais il garde une distance entre le narrateur et le personnage qu'il évoque: en évoquant celui-ci au passé, il le laisse confiné hors d'une contemporanéité discursive, à une distance « acceptable » du réel: l'androgynie ne ressurgit pas dans le discours comme possibilité réelle, tangible. L'androgynie du narrateur de l'histoire de Ziggy Stardust reste en écho de ce qu'il raconte a posteriori: la performance en reste à l'état embryonnaire de pose, de style:
"Tony went to fight in Belfast / Rudi stayed at home to starve / I could make it all worthwhile as a rock & roll star / Bevan tried to change the nation / Sonny wants to turn the world, well he can tell you that he tried / I could make a transformation as a rock & roll star / So inviting - so enticing to play the part / I could play the wild mutation as a rock & roll star / I could do with the money / I'm so wiped out with things as they are." (BOWIE 1972: « Star »)
La transformation est restée superficielle, et le rêve soufflé par Ziggy s'est brisé. L'identité mutante ici semble un costume comme un autre, que l'on peut enfiler à volonté, sans que l'individu en soit irrémédiablement affecté: une performance inoffensive.
L'autre pôle de cette double logique désirante évoque des images de poussée centripète: désir de la marge vers le centre, avec dans un premier cas une répulsion qui s'exerce chez le sujet vis-à-vis de sa propre subjectivité androgyne, et un mouvement vers la norme, le centre. Dans un deuxième cas, c'est le désir d'être accepté en tant qu'humain sans pour autant se renier. Dans un cas abandon de l'androgynie pour gagner la norme; dans l'autre un élargissement de la norme à l'androgynie: un dernier cas de figure représenté dans l'oeuvre de Marilyn Manson. S'y trouve mis en scène ce désir de la marge vers le centre, où l'enjeu reste la question de l'humain, de ce que le discours de la norme reconnaît en tant qu'humain. La voix qui s'exprime du dehors n'a de cesse de performer son inhumanité, de proclamer son aliénation radicale vis-à-vis du discours de la norme, voire de mettre en scène la répression vis-à-vis de ces identités abjectes.
La répulsion d'une androgynie perçue comme amputation est quant à elle très présente dans I Am a Bird Now:
"My lady story / Is one of annihilation / My lady story / Is one of breast amputation / And still you're coaxing me / To come on out and live / Well I'm a crippled dog / I've got nothing to give / I'm so broken babe / But I want to see / Some shining eye / Some of my beauty / My lostest beauty" (HEGARTY 2005: « My Lady Story »)
L'androgynie est liée à une condition nostalgique. Elle fait suite à une mutilation paralysante, à un déplacement par rapport à une féminité comprise comme position de conformité vis-à-vis d'une essence intérieure. L'androgynie se conçoit donc comme un état temporaire qui doit être résolu: transformation recherchée en vue de retrouver quelque chose d'une nature féminine perdue. La transition vers l'incertain est ainsi en quelque sorte un retour vers un passé connoté de plénitude.
De toutes ces remarques, on peut dégager la conception d'une androgynie créant les conditions d'une extase. Entre désir centrifuge ou centripète se laisse lire le désir d'un autre qui perpétuellement échappe, mais qui par là même initie un mouvement de l'individu hors des sentiers battus de l'identité. L'identification avec l'abject chez un Manson ou un Bowie recrée en effet les conditions d'une subjectivité qui échappe aux normes. L'androgynie participe d'un mouvement où l'individu réclame ce corps confisqué par la norme en suggérant une autonomisation de celui-ci: choix de l'ambiguité comme site identitaire, critique d'un soi lu et construit par adhésion à des normes prédéfinies par une socialité non choisie (BUTLER 1993: 20).
Chez Hegarty, cette extase, moment où le corps réclamé par le sujet s'affranchit de son inscription dans une masculinité, doit être pensée en rapport avec le thème de la transformation présent dans tout l'album, et culminant dans un dernier morceau qui marque l'achèvement de la transition et la résolution de l'androgynie:
"I am a bird girl now / I've got my heart / Here in my hands now / I've been searching / For my wings some time / I'm gonna be born / Into soon the sky / 'Cause I'm a bird girl / And the bird girls go to heaven / I'm a bird girl / And the bird girls can fly / Bird girls can fly" (HEGARTY 2005: « Bird Gehl »)
Image de renaissance, d'une autonomie conquise après une forme d'errance, l'extase finale vient marquer la réappropriation par le sujet de son propre corps, et l'ajustement d'une image à une essence. La transition crépusculaire, angoissante suspension entre un corps à conquérir et un soi amputé trouve enfin sa résolution dans cet envol final, élan vers une plénitude succédant à la dissémination du soi.

Conclusion
La figure de l'androgyne participe de l'expression complexe d'un rapport problématique à la norme, évoquant les termes d'une transformation: fantasme d'une métamorphose réussie déstabilisant le discours normatif. Toutefois cette possibilité de déplacement de la norme naît de la validation de la démarche par une communauté qui se réapproprie les performances, les amène dans un contexte dépassant le simple plan esthétique ou commercial pour leur donner une signification sociale élargie: la performance androgyne et bisexuelle de Bowie dans les années 70 lui a donné un statut quasi iconique encore palpable aujourd'hui, alors même qu'il a depuis embrassé un mode de vie tout à fait en phase avec les discours de la norme auxquels il s'attaquait implicitement autrefois. Ces performances ont contribué à donner une existence discursive à des groupes qui jusqu'alors, de par leur posture oppositionnelle et donc inarticulable vis-à-vis de la norme, étaient voués à l'invisibilité, à l'exclusion, au silence. Dès lors, c'est tout le système normatif qui entrevoit le spectre d'une possible redéfinition:
« to intervene in the name of transformation means precisely to disrupt what has become settled knowledge and knowable reality, and to use, as it were, one's unreality to make an otherwise impossible or illegible claim. I think that when the unreal lays claim to reality, or enters into its domain, something other than a simple assimilation into prevailing norms can and does take place. The norms themselves can become rattled, display their instability and become open to resignification. » (BUTLER 2004: 27)


Travaux consultés et/ou cités:
BOWIE, David: The Rise and Fall of Ziggy Stardust. Atlantic Records: 1972
BUTLER, Judith: Bodies That Matter. New York. Routledge. 1993
____________ : Undoing Gender. New York: Routledge. 2004
____________ : « Imitation and Gender Insubordination » in MORTON, Donald (ed.): The Material Queer. Boulder, Colorado: Westview Press. 1996
FOUCAULT, Michel: Philosophie - Anthologie. Paris: Gallimard. 2004
HEGARTY, Antony: Antony & the Johnsons. Secretly Canadian: 2000
_______________ : I am a Bird Now. Secretly Canadian: 2005
HUNTER, Paul: Marilyn Manson - The Dope Show. 1998
____________: I Dont'Like The Drugs (But The Drugs Like Me). 1998
MANSON, Marilyn: Portrait of an American Family. Interscope Records: 1994
________________: Antichrist Superstar. Interscope Records: 1996
________________: Mechanical Animals. Interscope Records: 1998
PENNEBAKER, D.A.: Ziggy Stardust and the Spiders from Mars: the Motion Picture, USA. 1973